Un debrief la veille de la course des Pros que je vais suivre attentivement pour me rappeler la souffrance endurée 😊
Braus, Turini, Colmiane et Couillole : ce sont les noms des quatre bourreaux de l’Étape du Tour édition 2024, parcourue entre Nice et le col au nom qui fait penser à des trucs bizarres. Et je me demande encore ce que je faisais sur la ligne de départ, avec quelques misérables bornes dans les pattes depuis janvier, et l’ambition folle d’en avaler ce jour 138 avec 4600 mètres de dénivelé positif. Non, vraiment, faut être inconscient. Sans doute étais-je trop mis en confiance par l’adage « pédale aussi fort que t’es con » ? ou « appui fort sur les pédales jusqu’au bout «
Le départ est donné dans le sas 14 ; celui des galériens, des poilus des pattes, des forces tranquilles, des amoureux de la souffrance, des papy-cyclos en maillot L’Ardéchoise, ou juste des novices curieux de cet effort magnifique. Nous grimpons promptement le Col de Nice, non répertorié, qui nous conduit à celui de Braus (10 km, 6,6%). Si son nom ressemble à une marque allemande de tondeuse à barbe, il n’a rien de bien violent, mais il faut mettre cela sur le compte de la fraîcheur. À ce moment-là de la course, on sent encore la lessive.
Le Turini, ses 20 bornes et ses 5,7% de moyenne semble ensuite être une certaine formalité sur le papier, un faux-plat montant long comme une attente à la Poste, pénible mais bon, “on finira bien par y arriver“… Sauf que cet enfoiré est plat (et même descendant) sur une portion : sa déclivité moyenne est donc trompeuse, et naturellement ses pentes restantes sont en réalité… plus raides que tonton à son anniversaire de mariage ! Deux heures et quelques en principe, c’est ce que l’on réserve à deux bières en terrasse ou à huit épisodes de X FILES. Moi, je les ai consacrées au Turini. Chacun son délire.
Nous basculons – suis-je encore frais ou est-ce juste le fait de ne plus pédaler et de se laisser porter par la pente négative ? La descente est sinueuse et il est impossible de faire remonter décemment ma vitesse moyenne digne d’un piéton pressé. La Colmiane se présente bientôt, et c’est encore un trompe-l’oeil : 7,5 km à 7,1% qu’ils disent sur le road-book… Mais mes mollets découvrent très vite qu’il y a en réalité 10 bornes de grimpette avant le “pied“. 10 + 7,5, ça fait 17,5 km d’ascension. Monsieur Prudhomme, vous êtes un menteur !
Je franchis en conséquence le pied passablement déglingué, et c’est le moment judicieux que choisissent mes cuisses sous-entraînées pour me montrer qu’il est temps d’aller à la douche.
Merci la vie, mais j’avais plutôt besoin d’un Coca frais à cet instant-là. L’ascension, raide mais constante, est une survie et plus personne ne discute dans ce gruppetto géant d’un millier de gaziers : le silence est religieux, on n’entend plus que les bips des montres connectées, les souffles courts, les vitesses qui craquent et quelques pets foireux.
Ça bascule tant bien que mal, je ne sais même pas comment j’ai rejoint le sommet, ça glisse dans la longue descente qui fait enfin s’égrainer miraculeusement ces foutus kilomètres qui ne défilaient plus depuis belle lurette. Me voici désormais au pied de la Couillole, dernier rempart et ses 15,7km à 7,1% : dans mon état crampé, déshydraté, quasi fringaleux, si j’arrive en haut, cela tiendra du miracle. Enlevez-moi 1 os ou 2 , 116 kilomètres des pattes et donnez-moi le vélo de POGACAR : j’y arriverai peut-être.
Je m’élance les deux cuisses percluses de soubresauts tendus dans cette opération kamikaze, et pose vite pied à terre pour étirer ces traitres de jambons, je relance la machine pour culminer à la vitesse folle de 8km/h… et bis repetita. Ce ne sont plus les kilomètres qui défilent lentement, mais les hectomètres. Chaque centaine de mètres gravie est une souffrance et un palier franchi vers encore plus de souffrance ; la Couillole n’est qu’à 1678 m d’altitude, mais c’est mon Everest ! Je suis tout à gauche (comme Jean Luc MELENCHON) depuis le pied mais je persiste parfois à tenter de remonter une dent inexistante, convaincu que sur un malentendu magique, elle pourrait apparaître. En vain.
La procession est encore plus silencieuse que dans la Colmiane, plus éparse, plus affaiblie, les regards sont vides derrière les lunettes fumées. Les darons n’ont même plus la force de flatuler. Je me fais avaler par la Terre entière, les compères collés à 10km/h m’enrhument. Mais ce cortège de souffrance créé une certaine inertie, une forme d’élan inexplicable qui pousse vers le sommet. C’est l’instinct naturel du cycliste : aussi longtemps qu’il ne s’écroule pas, il continue d’avancer, aimanté par les cimes. Il ne s’arrête pas quand il est cuit, il s’arrête quand il a terminé.
“Les six derniers kilomètres sont moins durs“ me glisse une généreuse spectatrice me ravitaillant en eau alors que j’ai envie de me coucher dans le fossé les bras en croix en attendant la mort. Ce mensonge est-il vrai ? Je reprends espoir, et un coup de pédale en appelant un autre, je continue d’appuyer. Tout porte à croire que ma carcasse vidée de son sel est incapable de produire cet effort, pourtant elle y arrive encore, cycliquement, inlassablement. Le corps humain est une invention plus merveilleuse que la bière. Bordel, je tuerais pour une bière maintenant.
Plus que trois kilomètres. Je me meurs. Plus que deux kilomètres. Les mouches sont collées sur mes bras, je ne brasse pas assez d’air pour les faire s’envoler, je suis lent, je suis un cadavre, je suis la chaussette perdue dans le tambour de l’essoreuse. Flamme rouge. Il y a un photographe, je fais le beau en me dressant sur les pédales. Crampe. 900 mètres. Il y a des barrières, ça sent l’arrivée. 800 mètres. La voix du speaker se fait plus distincte. 700 mètres. Je vois un bout de ciel. 600 mètres. Je suis peut-être mort, en fait ? 500 mètres. Je veux abandonner une dernière fois. 400 mètres. Je crois apercevoir une arche d’arrivée entre deux arbres épars. 300 mètres. Et si c’était un mirage ? 200 mètres. Attends, c’est bientôt fini ? 100 mètres. Il y a un tapis jaune qui se déroule sur la route. 50 mètres. J’ai encore envie de bâcher. 25 mètres. Je lève le poing en l’air, et c’est le dernier effort physique dont je suis capable.
FINISHER. On me met une médaille autour du cou. Je bredouille quelques phrases vierges de toute lucidité à cette bénévole (Merci les bénévoles) qui me la passe dont j’entends les mots sans comprendre leur sens. Mon corps, complice enfin généreux, ne m’a laissé de force plus que celle de sourire et de me satisfaire d’avoir fini. Il n’y a plus de place pour l’intelligence, le cerveau est en veille et le corps tous voyants rouges allumés. Mais j’ai fini.
Je ne sais même pas pourquoi je l’ai fait, mais je sais qu’il fallait que je le fasse.
Je suis tout simplement heureux ! Que ce sport est dur et magnifique en même temps !
La casse a été énorme ! à peine 11 000 FINISHERS sur 15 000 participants, la dure réalité du cyclisme, ça ne pardonne pas !
Merci à tous les compères croisés dans la galère et qui m’ont glissé un petit mot d’encouragement. Aucun n’a démérité, des plus frais aux plus empruntés, des plus affûtés aux moins préparés, des finishers aux hors délais : on n’a pas les mêmes watts, mais on a le même amour de la machine qu’on balade entre nos cuisses !
Merci particulier à mon oncle et tante Didier et Carole pour leur accueil, leur amour et d’avoir partagé ce délire et aventure humaine avec moi !
A l’association @icareconcept pour l’entrainement, l’aide logistique !
Aux compagnons de galères ; @antoinedouchin, @guillaumedouchin , @aureliendurand, @herveduchesne
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